Dans l'esprit du XIXème siècle, l'épicerie est assimilée à la boutique au sens le plus commun du terme. Aux yeux de la clientèle qui, en fonction des milieux, y fait ses courses ou y envoi son personnel, elle est le lieu de toutes les tromperies sur la qualité, et théâtre de tous les arrangements douteux entre les commis et les domestiques.
Dans un Paris en pleine transformation, un jeune épicier nommé Félix Potin décide de bouleverser les pratiques en vigueur en s'inspirant des méthodes mises en place dans les grands magasins de nouveautés.
Fils de cultivateur, Félix Potin choisit la voie du commerce et après son apprentissage dans diverses épiceries, il loue à l'âge de 24 ans sa première boutique. Nous sommes alors en 1844. De fait, il a pris soin de s'installer dans une rue passante, fréquentée par de nombreuses femmes.
La sienne, dont il apprécie les qualités d'économie et d'ordre, tient la caisse. Lui gère la boutique selon les méthodes novatrices. Comme dans les grands magasins de nouveautés, les prix sont désormais fixes et affichés. Qui plus est, la marchandise est vendue fort bon marché. De fait, certains produits courants sont vendus à perte, le manque à gagner étant compensé par les marges réalisées sur les denrées de luxe comme le cacao ou certaines confiseries.
En entrepreneur plus qu'en commerçant, Potin réalise également que son circuit d'approvisionnement doit être modifié. Afin de réduire ses coûts, Potin décide de limiter le nombre des intermédiaires et d'ouvrir ses propres usines. Etablies non loin du bassin de la Villette, elles livrent le cacao et d'autres denrées au magasin.
Outre les économies réalisées, ces créations permettent à Potin d'être plus qu'un simple épicier: il devient réellement un entrepreneur novateur, qui s'intéresse non seulement à la fabrication mais aussi à de nouveaux procédés comme la mise en conserve.
A l'époque, dans la plupart des épiceries, on ne connaît encore que le sucre cassé à la main, alors que l'opération est déjà mécanisée dans les usines Potin, le produit arrivant ensuite empaqueté au magasin, pesé et surtout marqué au nom de l'entreprise. Dès lors, les produits manufacturés sont identifiables: la maison Potin fut l'un des premiers fabricants, avec la firme Rivoire et Carret, à avoir inventé le produit de marque, qu'elle décline sous des noms variés.
Ce développement s'inscrit par ailleurs dans le contexte des grands travaux d'Haussmann. Soucieux de profiter pleinement des transformations de Paris, Potin choisit en 1850 de s'établir rue du Rocher, à deux pas de la nouvelle gare Saint Lazare. cette implantation lui permet d'étendre sa pratique non seulement aux habitants du quartier mais aussi aux "banlieusards" et provinciaux débarqués par son chemin de fer.
En 1860, Potin ouvre une nouvelle épicerie, à l'angle du boulevard de Sébastopol et de la rue Réaumur. Encore une fois, cet emplacement ne doit rien au hasard. Ce nouveau magasin se trouve en effet au coeur du "ventre de Paris", au confluent des Halles et de la gare de l'Est. A peu de temps de cela, l'épicerie de la rue du Rocher est transférée boulevard Malesherbes, voie Haussmanienne par excellence, traversant le cossu et nouveau huitième arrondissement. Les voitures de livraison Potin, qui sillonnent la capitale, font également beaucoup pour étendre la renommée de la maison. L'expansion se poursuit tout au long de la décennie 1860, et de fait Potin devient l'épicier le plus connu sur la place de Paris. Cette notoriété et ce succès font probablement des envieux, car en 1870, lorsque les vivres viennent à manquer pour les Parisiens, Potin a mauvaise presse. Circule en effet la rumeur selon laquelle il est accapareur: des feuilles mal intentionnées vont même jusqu'à prétendre qu'il s'est suicidé pour échapper à un jugement.
Dans les faits, l'épicier prospère s'est montré généreux pendant le siège de la capitale. il s'éteint en 1871 le plus naturellement du monde, et laisse derrière lui les deux épiceries portant son nom. Celle du Boulevard de Sébastopol peut s'enorgueillir de sa vitrine de 22 mètres et des denrées les plus variées qu'elle renferme. Si Jaluzot (fondateur de Printemps), si Chauchard (créateur des Grands Magasins du Louvre) sont tombés dans l'oubli, le nom de Potin reste connu du grand public, car il est aussi une raison sociale. De surcroît, à la différence de ce qui se passe au Bon Marché, à la Samaritaine, au Louvre et ailleurs, ses épiceries et ses fabriques demeurent une affaire familiale. Jusqu'aux années 1960, ses descendants tiennent les rênes de l'entreprise, et continuent de la développer et d'ouvrir des magasins.
Dans la veine de ce qui s'est fait pour les Grands Magasins, ils font construire des bâtiments à l'architecture évocatrice de l'envergure et de la prospérité de l'affaire comme la boutique du boulevard de Sébastopol, entièrement rebâtie en 1886, ainsi que le magasin de la rue de Rennes, édifié en 1904. L'opulente rotondité de l'un, l'allure de pièce montée de l'autre, témoignent presque avec suffisance de la réussite de l'entreprise lancée par Félix Potin. L'essor qu'il a donné au commerce de l'épicerie permet par ailleurs à la profession qu'il exerce d'acquérir l'honorabilité qui, cinquante ans plus tôt lui faisait défaut.
Grâce à Potin, Paris transformé, Paris modernisé, Paris rénové, s'est doté d'un commerce d'alimentation qui a désormais clocheton sur rue.